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LA FRANCE
LITTÉRAIRE.
V.
PARIS. — IMPRIMERIE DE DUCESSOIS, 55, QUAI DES GRANDS- AUGUSTINS.
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LA FRANCE
LITTÉRAIRE
LITTÉRATURE — SCIENCES — ARTS
TOME V
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BUREAUX DE LA FRANCE LITTERAIRE,
RCE DE l'abbaye , 4, FACB.-SAI>'T-GERJIAIÎ(.
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University of Ottawa
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FRANCE LITTÉRAIRE.
TOUT EST BIEN QUI FINIT BIEN.
Mémoires de la marquise de B-
Vous exigez, ma charmante, que je vous écrive l'histoire de ma vie. Sa- vez-vous bien ce que vous me demandez là? Vous ôtes-vous bien figuré que c'était me traîner de force à mon secrétaire, me mettre la plume entre les doigts, et me clouer là pour une éternité ? Quelle fantaisie singulière ! vou- loir me transformer en auteur à l'âge où je suis. Voilà ce que c'est qu'une méchante réputation; on a bien voulu dire dans le monde que j'avais de l'esprit, quelques-uns l'ont cru, et vous avez été du nombre. De l'esprit, ma toute belle, j'en ai eu autrefois, peut-être, comme j'ai eu quelque bril- lant dans ses yeux, comme j'ai eu des lèvres que l'on comparait à du corail, un frais visage de vingt ans, où l'on voyait des lis et des roses. Toutes les femmes ont cet esprit-là un moment; quelques-unes n'en ont jamais eu d'au- tres. Il entre là-dedans de la gaîté, du babil, de la jeunesse, beaucoup d'im- prudence, une confiance îans borne dans un certain sourire, dans certaines gentillesses dont on se sait pourvue ; la complaisance d'autrui fait le reste, et les yeux prévenus préviennent le jugement. Je puis vous dire tout cela à vous qui n'êtes femme que parce que vous êtes jolie comme un ange. Vous êtes de cette génération nouvelle, qui vaut cent fois mieux que la nôtre, et pour laquelle la philosophie a porté des fruits abondants. De mon temps, l'arbre ne donnait encore que ses feuilles. Et puis, il ne faut rien taire, l'exemple du souverain n'est pas d'une si médiocre influence :^c'était Louis le Bien-Aimé alors, c'est Louis le Sage aujourd'hui. La ville a tourné au se-
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rieux, les entreliens sont graves; vos jeunes abbés parlent Amérique, indé- pendance, et ne sauraient plus placer une mouche à propos. Que dis-je, vous ne portez plus de mouches, vous avez laissé le fard aux vieilles coquettes surannées ; elles le prennent aujourd'hui à l'âge où nous le quittions autre- fois, pour faire le deuil de nos beaux jours; vous ne poudrez plus vos che- veux, vous les nouez négligemment presque au bord du cou; vous avez de petites robes simples qui vous couvrent la gorge, avec une garniture unie, dont auraient rougi nos bourgeoises; vos manches sont dégarnies de dentel- les, la jupe descend tout droit autour de vous; vous êtes des femmes de mé- nage aujourd'hui, toujours disposées à prendre votre robe de mère defamille. Et bien voilà qui est beau, et je vous admire. Nous n^avons pas été aussi heureuses, nous n'avons pas été aussi sages dans notre temps, et savez-vous que c'est une haute indiscrétion d'exiger la confession d'une femme de mon âge, qui s'est vue jolie dans des jours où il y avait divorce entre la sagesse et la beauté? Je plaisante quand je parle ainsi, j'ai été plus heureuse que je ne méritais, et je pourrais vous raconter sans rélicence l'histoire de mes meil- leuresannées, si ce n'était pas la plus maussade et la plus insignifiante de tou- tes les histoires.Eh bien! voyez, je l'écris avec orgueil maintenant; oui la plus simple, la plus unie, la plus courte de toutes les histoires. C'est que dans la vie d'une femme, il n'est guère d'épisode qui ne soit une faute, guère de souvenir trop saillant qui ne soit un regret. Qu'est-ce à dire, n'ai-je pas de reproches à me faire? Hélas! qui peut se flatter de n'avoir jamais été seule- ment imprudente ? Eh bien, j'ai été imprudente, mais je ne l'ai été qu'une fois; et savez-vous, ma charmante, ce qui devait me perdre m'a sauvée. J'ai failli acheter cher l'cxpérieiiGe. Gomme à bien d'autres elle pouvait me venir bien tard ; elle m'est venue à temps. Dieu merci, et c'est un petit secret qu'une vieille et bonne amie peut aujourd'hui vous confier en souriant. Vous en- trez dans le monde, vous passerez à votre tour par les sentiers où nous pas- sons toutes. J'ai pense perdre la voie; profitez de ma vieille science, je vais marcher devant vous, suivez-moi, je sais le chemin.
Quel âge avais-je alors? Je n'avais pas vingt-six ans; je venais d'être mariée, et j'aimais le marquis de tout mon cœur. Vous avez connu le mar- quis? C'était une noble tête; mais vous étiez trop jeune alors pour voir autre chose en lui qiue des rides et des cheveux grisonnants. A l'âge de trente-deux ans, le marquis était l'un des plus beaux et des plus galants of- ficiers de l'armée. iOn le citait pour son élégance, on le citait pour sa bonne
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mine, pour le luxe et la propreté de ses équipages ; on admirait son esprit, ses reparties pleines de vivacité et d'un sens parfait; et, comme j'étais la plus fière, jetais aussi la plus heureuse des femmes. Toutefois, quelque chose me manquait. Le marquis m'avait gâtée avant mon mariage. Je le voulais toujours aniauU il était devenu mari, et je ne prenais pas volontiers mon parti là-dessus. C'était folie de ma part, je l'avoue; mais ce sera tou- jours là le tourment des âmes tendres. Exigeantes et dévouées : voilà deux mots qui semblent peu faits pour s'ajuster ensemble ; il faudra bien pour- tant qu'ils tâchent de s'accorder; c'est un malheur que les langues soient logiques, et nos pauvres cœurs pleins d'inconséquences.
On ne sait pas être heureux sur la terre. Quelle femme avait plus que moi tout ce qui prépare, tout ce qui donne, tout ce qui rend facile le bon- heur ? Je ne parle pas de notre fortune, elle pouvait faire envie à un prince. Une reine n'eût pas eu de plus galantes livrées, un partisan de plus riches salons, une déesse d'opéra un plus délicieux boudoir. Satins, glaces, damas, étoffes de Lyon, étoffes de Perses, dorures, tableaux, peintures des Gobe- lins, que sais-je? toutes les frivolités ruineuses que nous envoyait la Chine: des magots, des pagodes, des (iligraues, des cbyrsolithes, mil e aga- thes taillées en coupes, des nacres, des bijoux émaillés, des aciers damas- quinés, des grotesques, de ravissantes porcelaines, des fleurs de toute sorte, de riantes mylhologies, des stucs, des ouvrages de cire, des ivoires si déliés qu'on les eût dit filés au tour. Pas un désir qui ne fût accompli, pas un dé- sir qui ne fut prévenu; je ne désirais même pas, on ne m'en laissait pas le loisir. Le marquis ne me voyait jamais assez parée; il était plein d'atten- tions, de soins charmants, d'exquises déférences. Eh bien! ne m'a\isai-je pas un beau jour de trouver parmi tout cela des langueurs et des soucis! Je me pris à pleurer d'impatience. Pourquoi? Je ne saurais le dire. Sans doute parce que je tenais tout en main, et que j'étais réduite à l'impuis- sance de rien souhaiter. 11 me vint à l'esprit que le marquis me négligeait, et que c'était là ce qui me rendait triste. 11 fallait bien que la faute en fût à quelqu'un. Le marquis travaillait une partie de la journée avec son secré- taire ; le reste de son temps était toujours bien employé, il faisait sa cour au roi, il faisait sa cour au ministre, il visitait ses amis, recevait leurs visites à son tour; mais ses soirées étaient à moi, il ne soupait que dans mon appar- tement, et je ne le renvoyais qu'avec le matin.
Pensez-vous que, ce fut assez? Je ne le croyais pas. Le marquis me devait
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plus encore, el je le voulais avoir tout entier. Tenez, les hommes ont bien tort de n'être pas toujours plus raisonnables que nous. Pourquoi ne restent-ils pas dans leur supériorité? pourquoi descendent-ils un moment au-dessous •de notre petite vanité , qui devient intraitable? Croient-ils donc qu'on les en aimerait moins? Hélas ! ma chère enfant, je ne le dis qu'à vous, et ne le Tépétez à personne : ils nous prennent pour d'autres. En bonne foi , est-ce qu'il n'y a pas toujours quelque chose en nous qui nous avertit de notre dépendance? est-ce que notre amour à nous n'est pas toujours un amour d'admiration, de respect et d'orgueil? Tout homme est maître de nous dès qu'il a la conscience de sa force. Je vais vous parler d'un homme qui vous semblerait détestable aujourd'hui parce que les mœurs sont changées; le duc de Richelieu s'est vanté mille fois de n'avoir pas rencontré une cruelle. On le savait inconstant, on le savait libertin, on le haïssait sans l'avoir vu; qu'arrivait-il? On le redoutait d'avance, et qui redoute est à moitié vaincu. Le don Juan de Molière a quelque chose de plus brillant encore ; il arrive inconnu; son nom est sans prestige; il ne s'agit pas d'une mode, d'un ca- price, d'un engouement; il court toute l'Espagne; il ne dit pas: Je suis don Juan ; mais c'est un homme habitué à triompher; de l'air dont il atta- que, on reconnaît un victorieux, et devant ces victorieux la vertu qui se sent faible a déjà demandé merci. Voyez donc si je bavarde ! et tout cela pour dire qu'un amant ne devrait pas se mettre à nos pieds, surtout quand il doit se relever mari.
Le marquis m'avait tenu de si beaux discours; il m'avait payé de si bel- les paroles tant qu'il n'avait pas été mon époux ! Que ne m'avait-il pas dit? Que j'étais la souveraine, et qu'il était l'esclave; qu'il ne vivait que par moi; que son cœur ne lui appartenait plus; qu'en me quittant il me laissait son âme dans mes yeux; qu'il ne la retrouvait qu'en ma présence. Vous con- naissez aussi bien que moi tout ce langage des amants. Que nous sommes Lien dupes, quand nous croyons, dans notre orgueil intérieur, que ces bel- les adorations-là ne sont jamais dites; qu'il n'y avait au monde qu'une seule bouche pour les dire, que deux yeux pour les inspirer. Eh, mon Dieu ! bien en prend à ces traîtres que notre cœur se mette de la partie et nous per- suade lui-môme mille fois plus qu'ils ne le font! Mais, après tout, si c'est là le bonheur, qu'importe? que ce soit notre cœur, que ce soit un peu d'é- loquence banale accommodée à propos, nous avons besoin de ces illusions. Oa ne descend pas sans chagrin du rôle délicieux d'idole, de nymphe ou
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de déesse, au rôle modeste de femme et de maîtresse de maison. Je ne vou- lais même pas accepter les profits de cette position toute nouvelle et qui a tant de charmes pour une nouvelle épousée. Encore une fois, je n'avais pas encore mis pied à terre ; je m'obstinais à demeurer dans mes nuages et dans ma gloire. Concevez-vous, ma chère enfant, que je n'avais pas d'autres domestiques que les gens du marquis, d'autres chevaux que les siens, d'au- tre voiture que la sienne ? Que voulez-vous ! j'avais rêvé des amours de colombes*; je m'étais figuré la vie comme un tête-à-tête perpétuel; je ne recevais pas; je ne voulais pas dérober à mon mari une seule minute, une seule pensée. Je vivais seule; pas un ami du marquis, pas un des miens à ma toilette. J'étais quelquefois obligée de sortir : mon mari me coîidui- snit dans le monde; je ne savais quelle contenance tenir; on cherchait à me distraire; on proposait une promenade au bois de Boulogne , je regardais mon mari pour lire dans ses yeux si je devais accepter. Il refusait par bien- séance ; je n'y entendais rien, et je refusais à mon tour parce qu'il avait refusé. Vous voyez, j'étais un peu alors ce que vous êtes aujourd'hui; mais vous, vous êtes la raison même, vous savez tenir toute mesure; ce que vous faites, c'est sagesse; ce que je faisais, c'était folie.
Si vous étiez auprès de moi , et si je vous disais ceci , vous m^arrêteriez tout court par quelque compliment ingénieux, comme vous savez si bien les faire; mais vous me lirez , et vous serez bien obligée de passer outre. D'ailleurs, vous auriez tort; c'était folie, et le diable n'y perdait rien. J'étais femme, j'étais jeune, et , je puis le dire sans vanité à mon âge, j'étais jolie. Vous voyez ce qu'il en reste. Une jeune femme devenue vieille, ma chère enfant, cela fait deux personnes différentes, et la seronde peut parler de la première; elle ne parle plus de soi. J'avais eu assez d'amour pour oublier la coquetterie. Un jour qu'elle trouva l'amour distrait, elle reprit le dessus. J'aimais d'abord ma solitude pour mon amour; j'aimais ma vie simple, singulière et retirée ; je m'en étais arrangée à loisir ; tout le reste n'avait aucun attrait pour moi. Bientôt ma solitude, si bien remplie de charmantes chimères, se fit vide et vaste autour de moi. L'ennui vint, Tcnnui monotone, inoccupé, qui se fatigue de désirs, qui se jette au dehors et se prend à tout pour sortir de lui-même. Mes habitudes me devinrent odieuses ; et voyez comme les choses changeaient déjà d'aspect ; tous ces plaisirs importuns que j'avais refusé de connaître , je me pris à les adorer ; j'en vins à m'ima- giner sérieusement que je les avais sacrifiés à mon mari, que j'étais une
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femme bien malheureuse, qui n'avait jamais compris mon dévouement, et que je souffrais pour lui sans qu'il cJiiignât s'en apercevoir. De là, des larmes de dépit : j'ai honte aujourd'hui de m'en souvenir, j'ai honte de les racon- ter. De là toute une coniéJie , tout un roman en action , que je m'apprêtai à jouer de bonne foi sans autre spectateur que moi-même.
J'avais déjà fait ce[t(î belle découverte, que j'étais condamnée par mon mari aux larmes et à l'isolement. Une fois lancée dans celte voie, ma folle imagination ne s'arrêta plus.
Je passai mes jourm'cs entières à pleurer ma jeunesse ensevelie. Je ne sais ce que je n'allai pas nnenter. N en riez pas, mon amour, car je finissais par me sentir mourir de désespoir; et pourtant riez, si vous voulez : j'étais bien ridicule. Figurez-vous que je prenais des attitudes de victime; je me renversais sur ma chaise longue ; je regardais avec une douleur, qui n'était pas sans vanité, mes mains et mes bras amaigris; je me désolais; je laissais pendre mes cheveux el je me traînais languissamment à ma glace pour m'y voir, pour m'y jilaindre avec la plus touchante compassion du monde, pour m'y pleurer, pour m'y adorer. Ajoutez à cela, qu'acceptant jusqu'au bout mon grand rôle d'héroïne, je m'élevai au sublime de l'emploi, et me retran- chai dans l'orgueil le plus royal.
Je crus de ma dignité de dévorer mes larmes et de les cacher à celui qui les faisait couler. J'avais d'abord prétexté des vapeurs, des évanouissements, des migraines; le marquis soupait dans son appartement; le mien était fermé à tout le monde, il se rouvrit un jour, et je repris ma vie accoutumée. J'é- tais pâle, j'étais défaite, je faisais peur à voir; mais je me trouvais triom- phante, et le marquis, trop heureux de me voir rétablie, n'attribuait mes airs penchés qu'à une pénible convalescence. Tronchin ne comprenait rien à mon m,al ; mais il se van'ait de m'avoir guérie avec son assurance ordi- naire, et il se serait fait pendre plutôt que d'avouer sa science en défaut.
Me voici donc rentrée dans le monde. Mes grandes manières de reine do- lente réussirent à mer\ii le; je fis sens; tion. J'avais été peu remarquée jus- que-là : ce n'était nas a!-S!Z d'être belle, il faut être à la mode; la nouveauté piquante de mon silence, de ma réserve dédaigneuse, un négligé heureux, un doux visage, pale et sans rouge, tout cela dut m'y mettre à mon insu; j'entraînai toutes les adoi at'ons à ma suite, et, ce qui est la plus haute for- tune, je crois, Di( u me pardonne, que je fus imitée. Je me souciai peu d'a- voir de soties copies; quant aux adorations, je les contemplais dans la poudre
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duhautde ma grandeur. Au milieu do cette extravagance, mon cœur souffrait, il avait été blessé; l'amour lui avait été montré trop longtemps, et retiré trop vite, et cet amour dont ïl poursuivait la chimère, n'avait rien de com- mun avec les banales fadeurs dont il se voyait assiégé. Mais on ne prête pas impunément l'oreille aux p:; .olej de séduction. Par degrés je me lais- sais reprendre au dangereux plaisir d'être adorée; il ne s'agissait plus que de rencontrer un culte plus digne et un encens plus délicat.
Ne méjugez pas trop sévèrement, mon amie , et rappelez-vous touj )urs que le piège le mieux inventé pour égarer le cœur d'une femme, c'est l'amour vertueux. J'avais distingué, dans cette foule de désœuvrés frivoles, une grave et sérieuse rigure,\in jeune homme, un enfant — c'était presque un en- fant alors, il avait dix-neuf ans, je pense — dont les yeux demeuraient sans cesse attachés sur les miens, et do it je n'avais pas encore entendu la voix. Permettez-moi de vous taire soi nom ; je ne vous ai pas promis la confes- sion d'autrui, je l'appellerai pour vous le chevalier. Chose singulière! son nom , puisque je vous en parle maintenant, n'avait pas même été prononcé devant moi , et ce nom excitait ma curiosité. Je désirais le savoir, j'avais besoin de le connaître , et je n'osais pas le demander à qui que ce fût. C'é- tait là pourtant une question bien simple, tous les jours il s'en fait de sem- blables et de moins indifférentes ; il paraît que je ne trouvais pas la chose aussi indifférente , puisque mille fois j'avais eu la demande au bord des lèvres, et qu'autant de fois j'avais mis le sceau sur ma bouche, de peur di la laisser échapper. Un jour je l'entendis, ce nom, par hasard; il me passa quelque chose au cœur que je ne puis dire, je tressaillis, la respiration me manquait, et je restai quelque tcimps agitée d'une singulière émotion. Je voyais le chevalier chez une tante démon mari qui donnait à jouer le whist; je devins, sans le savoir, assidue à ses maussades réunions, et, sans m'en douter encore, je les désirai. Je savais que le chevalier m'aimait ; il ne me l'avait pas dit, mais il n'avait pas besoin de le dire : le cœur ne se trompe pas là-dessus, et le mien battait trop pour que le sien ne battît pas aussi. Et puis ses regards avaient une expression si douce et si suppliante! il paraissait si bien isolé au milieu de tout ce qui l'entourait, il y avait tant de cette timidité, de cet amour hum- ble et résigné qui me charmait, de cette mélancolie dédaigneuse qui sem- *^ait la sœur delà mienne! Nous nous entendions sans mot dire: une syi'oathie délicieuse , pleine de trouble et de bonheur, allait de lui à moi, de m»; ^ lui. Il ne m'avait jamais parlé, et mon cœur lui en gardait recon-
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naissance; je sentais qu'il ne pouvait me parler d'autre chose que de son amour, et je ne devais pas l'entendre , et je ne voulais pas tout ensemble qu'il s'approchât de moi pour m'entretenir de frivolités. Parfois encore j'au- rais désiré qu'il laissât tomber une parole dans la conversation de tous, je brûlais de savoir quel son modeste et touchant avait sa voix.
Vu soir, après quelques parties de cartes, on s'était mis àïaire des nœuds: c'était la mode alors; puis des nœuds, on s'était rejeté par ennui sur les cartes : on ne vivait qu'au jeu.
Je demeurai seule, froissant quelques rubans dans mes doigts; c'était une contenance; et puis , il faut tout dire , je n'étais pas fâchée de n'avoir plus à soutenir l'ennui mortel des conversations: il y a des instants où toute parole fatigue. D'ailleurs, par je ne sais quel sentiment de douce compas- sion, j'étais bien aise de rester un moment sans me prodiguer a tous; je pensais que le chevalier m'en saurait gré , qu'il serait moins triste s'il me voyait moins distraite, et j'entrevoyais vaguement que n'être plus à personne, c 'était lui donner quelque chose , c'était n'être qu'à lui. Vous voyez qu'in- nocemment je me livrais moi-même, je faisais les premiers pas, sans môme en être priée; j'allais au-devant d'une passion qui m'atiirait confiante, et je jouais autour du danger. Je ne sais à quel propos je venais de regarder ailleurs, je ramenai sur-le-champ mes yeux à la place où le chevalier se tenait d'ordinaire; il avait disparu. Tandis que je le cherchais, il était de- bout à côté de ma chaise : je ne l'avais jamais vu si près de moi ; je me trou- blai comme une folle que j'étais , et , sans plus raisonner, je me levai pour le fuir sans doute; il se baissa sur-le-champ, et, avec la politesse la plus calme et la j)lus parfaite , il me présenta un nœud que je venais de laisser échapper; je le crois bien, dans ma surprise, je ne songeais plus guère à nœud ni à rubans. Force me fut d'avancer la main, ses doigts l'effleurèrent avec cette délicatesse imperceptible de toucher qui n'appartient qu'aux amants; j'en devinai plutôt que je n'en sentis l'approche frémissante, et je me rassis pour ne pas attirer les yeux sur moi. Je ne sais si j'étais pâle ou rouge, je devais n'avoir plus un visage à montrer. Vous souffrez? me demanda-t-il d'une voix tremblante; j'étais plus émue encore que lui, je m'efforçai à lui répondre que je ne le croyais pas; admirez un peu ma réponse, et je voulus me lever une seconde fois pour me diriger vers la table de jeu,
« C'est donc moi que vous fuyez? reprit-il à voix basse... — Vous f''^"» ïionsieur, et pourquoi supposez-vous?... Une me laissa pas achever. ^ "^
TOUT EST BIEN QUI FINIT BIEN. 13
suppose rien, je trembie, je redoute. Vous savez tout, madame, ne feignez pas d'ignorer ce que mes yeux n'ont pu vous taire. A quoi bon? d'un seul mot vous pouvez vous délivrer de toutes mes poursuites; d'un seul mot vous pouvez désespérer un cœur qui vous aime , qui meurt de ne pas vous le dire, qui mourra peut-être de vous l'avoir dit. Me voici; j'attends ce mot, j'attends cette condamnation; mais, si vous ne croyez pas que ce soit un crime de vous avoir vue et de n'avoir pu garder son âme de l'amour que prennent autour de vous les yeux ; si vous avez quelque pitié pour un malbfureux insensé, qui ne vous demande pas une espérance, qui vous a dit son scciet, qui ne veut que vous adorer... — Assez ! assez, monsieur! lui dis-je à mon tour avec prière. — Eb bien! non ; eh bien! pardon, je ne vous dirai plus un mot; mais ceci, lisez ceci, de grâce, c'est tout mon cœur dans une ligne! Prenez, je vous supplie, il faut bien que vous sacbiez comme vous étiez aimée. »
Je vis alors un pli qu'il tenait caché dans sa main : « Monsieur, mon- sieur, vous me perdez! » lui dis-je avec désespoir. Et, soit frayeur, car on pouvait apercevoir ce manège, soit amour, soit curiosité, que sais-je? je détournai la tête, la main dans l'ouverture de mon sac a ouvrage ; le pli tomba sur ma main ; je pensai m'évanouir.
Eh bien ! qu'en pensez-vous, mon amie ? n'êtes-vous pas honteuse pour moi ? qu'avez-vous dit en me voyant quitter le bord , et m'en aller à la dérive sur le courant d'une belle passion? Tenez, je me repens maintenant de m'être engagée dans cette fâcheuse confidence. Comment cela s"est-il fait? Est-ce bien moi qui ai pu consentir à perdre quelque chose de votre bonne opinion? Oui, c'est moi; mais pourquoi m'avez-vous tant pressée? C'était une tyrannie ; vous savez bien qu'il n'est pas en mon pouvoir de vous rien refu- ser. Prenez-y garde, je vous en veux à la mort. Si seulement je pouvais vous reprendre mes vilaines paroles, si je pouvais les retirer à moi, et ne pas même vous en laisser le souvenir ! Mais le moyen de remettre la main sur un secret échappé? Je vous dirais : tout cela n'était qu'un conte; vous ne voudriez pas me croire. îl faut donc se résigner et poursuivre; aussi bien finairai-je mieux, peut-être, que je n'ai commencé. Et puis, je vous aime assez pour vous faire une expérience avec mes petites hontes. Ecoutez, vous êtes l'âme la plus charmante , le plus charmant visage que je sache. Eh bien ! défiez-vous de vos perfections. J'ai souvent plaint une femme d'être née sous un regard trop indulgent des cieux. Pourrez-vous vous dé-
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fendre d'être jamais adorée ? Esl-il bien vrai que vous ne l'ayez pas encore été, que vous ne le soyez pas à l'heure où je parle? Les hommes n'ont donc plus d'yeux? S'ils voyaient par les miens, vous n'auriez qu'à vous bien tenir sur vos gardes. Mais voyons de bonne foi , et soyez franche : est-ce que vous consentiriez à élre belle pour que nul ne s'en aperçût? Gageons que vous douteriez de vous-même, si jamais un soupir, tant fùt-il léger et impercep- tible, ne vous avait confirmé le témoignage de votre miroir? Ne me dites pas non , vous ne seriez pas femme, et vous êtes femme, je veux que vous le soyez; il le faut pour l'honneur de notre sexe.
Quel mal y avait-il à lire la lettre du chevalier? Aucun. Je l'avais reçue, le mal était déjà fait. Rentrée chez moi, je congédiai mes femmes, et me voici tenant pour la première fois à la main une amoureuse épître. La curio- sité me disait bien d'ouvrir; un peu d'émotion, je n'ose pas dire de ten- dresse, m'invitait à franchir le pas; mais la raison murmurait tout bas à mon oreille : en deçà tu peux t'arrêter encore; au delà tu ne pourras plus revenir! A quoi tiennent les choses, je vous prie? Je mis le hasard de la partie, je le fis responsable du succès, et je songeai tout bas : Si le billet est cacheté, je ne romprai pas la cire.
Il ne l'était pas, et peut-être l'avais-je déjà vu du coin de l'œil Où sont les gens qui peuvent se flatter de n'avoir jamais rusé avec eux-mêmes? Mais admirez un peu la bonne duperie. Il me semblait que sans le cachet rompu, rien ne pouvait me convaincre de curiosité indiscrète; et qui donc m'aurait demandé compte de ce cachet rompu? Le savais-je seulement 1 Je faisais mal, et je n'étais pas sans inquiétude, voilà tout.
Quelle lettre, ma toute bonne! comme elle était charmante ! Que de cho- ses elle disait en peu de mots! Je l'étudiai avec le tact ingénieux d'une pas- sion artifiLielie ; car, après tout, mon cœur était bien calme, et je me suis aper- çuedepuis que le feu n'avait pris qu'à ma tête. J'examinais jusqu'aux carac' tères, l'écriture me semblait jolie et digne d'un honnête homme ; je la vou- lais voir précipitée, je la voulais voir timide : la main avait couru ici avec l'agitation de la fièvre, elle avait hésité là, elle s'était suspendue, elle avait tremblé!... Quelles folies! Je retournais le papier, je cherchais à savoir s'il n'avait pas attendu longtemps sur le cœur du chevalier avant de tomber do ses mains dans les miennes. Que vous dirai-je enfin? le grand jour fai- sait de toutes parts invasion dans ma chambre, et je veillais encore, la let-
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tre devant moi, sur ma chiffonnière, et moi rêvant, et moi heureuse, et moi rouvrant mon cœur à toutes les illusions de l'amour qui revenait. Que faire cependant? et quelle contenance prendre désormais avec le chevalier? Il s'abstint quelque temps de revenir à nos soirées habituelles , et ce fut bien fait à lui, car je me devais à moi-môme de lui témoigner quelque co- lère; plus tard, je pouvais paraître avoir tout oublié. J'attendais cependant qu'il reparût, et il ne reparaissait pas encore! J'y trouvai bientôt à redire, et plus il se tenait éloigné de mes yeux, plus je le cherchais dans ma pen- sée. S'il eût été présent, je me serais défendue contre lui , contre ses re- gards, contre son amour; absent, je me livrais sans défiance à son idée; je ne la fuyais pas, j'allais au-devant d'elle, elle descendait plus avant dans mon cœur; j'avais pris son parti contre moi-môme, c'était de moi-même que je devais me défendre; mais qui songe jamais à combattre son ennemi en soi?
Je le rencontrai un jour à la promenade. 11 était assis, il s'entretenait avec une dame de mes amies; il m'aperçut, et je le vis pâlir d'une manière qui me toucha le cœur. Je m'approchai de la dame, et, certes, ce n'était pas pour elle que j'allais à elle. Après quelques minutes de conversation, je le saluai d'assez mauvaise grâce; mais le chevalier avait pu comprendre, à mon air, que je ne lui tenais pas rancune. Je lui avais plusieurs fois adressé »a parole, il m'avait répondu d' abord avec un trouble ravissant, puis avec un peu plus d'assurance, mais toujours avec une voix de suppliant, et nous nousélions quittés comme on se quitte entre connaissances du monde, lui respectueux, moi bonne reine, lui heureux, je gage, comme un séraphin. Il se montra de nouveau aux soirées de ma tante; c'était la conséquence natu- relle, et je me vis aimée comme j'avais toujours rêvé de l'être, par un amant qui ne savait pas aimer. Aussi, tviute ma sévérité m'était revenue; je n'exigeais plus rien du marquis, j'avais un autre esclave, et un esclave muet, comprenez-vous? Jamais une parole entre nous deux que la vertu la plus sévère n'eût pu entendre; mais des conversations sans fin, de petites confidences réciproques, tout ce que nous ne disions à personne, et que nous nous disions l'un à l'autre, parce qu'il n'y avait que nous deux pour nous comprendre aussi bien, et nous écouter sans sourire. Je pensais que c'était le paradis sur la terre que d'être ainsi aimée. Songez donc : quels divins plaisir pour ma vanité! je ne pouvais faire un pas qu'il n'en fût in- formé d'avance. Si j'allais à l'Opéra, je jetais les yeux dans la salle, et j'étais
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sûre de rencontrer ses yeux. Si je sorfois pour faire quelque emplette, il croisait mon carrosse dans la rue. Aux Tuileries, au bois, partout il sortait de dessous terre ou se détachait du tronc d'un marronnier; je l'apercevais un moment; il disparaissait de nouveau, je ne sais où il m'avait vue passer. Je me rendais à un bal, une ombre passait devant les torches des laquais : c'était la sienne; je me relirais après le jour, deux carrosses ébranlaient le pavé; il avait passé la nuit dans le sien. Je le plaignais alors; je plains au- jourd'hui son cocher.
Oh! monDieu! maisdites-moi donc de me taire' Est-ce que vous ne voyez pas que j'en arrive au plus impertinent démon histoire? Tenez, ma chère en- fant, passez les yeux ferméssur ceci;je suis d'un trop mauvais exemple; je ne veux pas vous perdre avec moi. Le croiriez-vous? un nouveau désir me prit alors. J'en étais venue avec le chevalier à une chaste intimité pleine de confiance et d'abandon r je lui avais raconté mille fois tout le petit détail de ma vie; il savait à quelle heure je faisais ma toilette, à quelle heure !a femme de chambre apportait le thé, quel dessin je brodais au tambour, quels livres je lisais, de quelles fleurs je parfumais mon boudoir; mes visiteurs, ma société habituelle, mes goûts et mes antipathies, il s'était fait tout dire, et je ne lui avais rien caché ; je voulus l'introduire au milieu de cette vie à laquelle il était initié d'avance; je voulus qu'd vît et qu'il adorât de plus près. J'avais tant de choses à lui montrer! rien ne devait être indifférent pour lui ; un autre, j'aurais cherché à l'éblouir de toutes mes richesses; lui, j'étais sûre de lui mettre le ciel dans le cœur en lui disant : Voici la place où je m'assieds, c'est ici que je lis le soir, venez voir les roses que j'échenille moi- même, et le bosquet de mon jardin que j'aime le mieux parce qu'il est le plus retiré.
Je n'avais pas encore donné de bal, j'en donnai un; vous pensez si je trouvai le moyen de me le faire présenter par ma tante. J'étais folle de joie, quand je le vis entrer, que j'allai le recevoir, sans plus me soucier d'autre chose, et que je lui dis, en lui tendant la main : « Soyez le bien-venu, mon chevalier! » Il se perdit dans la foule, je ne sais s'il dansa, je le vis un moment caché dans l'angle d'une fenêtre, il me sembla qu'd pleurait et baisait le damas des rideaux. Il me rendit visite, et je le reçus au salon. Je donnai plusieurs bals, il s'y comporta de même; nouvelles visites de sa part, et toujours vous auriez juré, à son air, qu'il se croyait entré dans le temple d'une immortelle. Mais pas un mot d'amour. Je voyais bien qu'il se faisait
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violence; et je l'en chérissais davantage. Singulière fantaisie de nos cœurs! Pour une seule parole, j'étais un oiseau effarouché, je m'enfuyais à tire d'ailes; dans le silence, la colombe s'apprivoisait d'elle-même, et j'accordais ce que l'on ne me demandait pas. Ainsi, la position du chevalier était restée la même, et pourtant toute la distance se trouvait fianchie; qui donc avait fait le chemin?
Un jour on m'annonça sa visite. J'avais eu un caprice la veille, je n'avais pas voulu lui adresser un seul regard à la comédie; je me sentis en humeur de récompenser, et je dis à ma femme de chambre: « Conduisez M. le cheva- lier dans mon boudoir.» Je l'y fis attendre quelque temps par pure coquette- rie; je savais bien que c'était lui laisser le loisir de se bouleverser la tête, et qu'il n'en réchapperait pas. Quand je crus qu'il devait avoir assez savouré le tiède enivrement du lieu, que les tapis, les satins avaient dû achever d'étour- dir sa raison, et que son cœur ne battait plus que d'une aile, je me présentai rayonnante avec toute ma beauté au front. Rappelez-vous que le chevalier était un enfant; autrement vous me croiriez trop coupable; je l'étais, en effet, mais non pas d'imprudence, car je n'avais rien à craindre, il était perdu d'émotions.
Edouard Thierry.
[La suite au procliain numéro.)
HISTOIRE- MÉE DE lA RÉPUBLIOUE.
VIII
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Sommaire. — Les Légifères. — Brhsotler. — La Montagne et le Marais. — Les brevets d'émigrés. — Deux proclamations, un placard, un couplet de vaudeville. Alliances nationales el civiques — Equiprraent du prince cie Condé. — Soulè- vements dans toute la France. — Exercice des piques. — Le bonnet rouge. — Essai de la guillotine. — Fête des soldats de Château -Vieux. — Piemières hostilités. '— Succès de la propagande jacobite. — Mesures d'alarme. — Chute du minis- tère Sans- Culotte^ — ■ he faubourg de^ gloire. — Feto apposé au décret sur les insermentés.
«' Tu raisonnes comme la fin d'une législature i, » disait-on peu de temps avant la clôture de l'assemblée constituante, voulant indiquer par là com- bien les députés s'occupaient tristement des affaires de l'État, au moment d'achever leur mission. La seconde assemblée nationale, dite législative, composée de sept-cent-quarante membres, ou légifères, selon le surnom ironique que beaucoup leur avaient donné , semblait devoir acquérir bien vite une haute influence. La moitié des députés environ étaient hommes de loi. On y remarquait quelques journalistes, dont les plus fameux étaient Condorcet et Brissot de Warville; comme aussi de simples motionnaires ou électeurs renommés sous la constituante, tels que Cl. Fauchet, l'évoque
* Voir la France littéraire, I't, 2% 3'= et 4» volumes.
^ M. Dclloye, préparant une édition illustrée de Y Hisloîre-Mvséc de la Répu- blique, nous publions oc fragment sans les vignettes qui l'accompagnent, et qui, maintenant, aj)partiennent à l'ouvrage.
' C'était le dicton du jour. Mém. de Brissot.
HISTOIRE-MUSÉE lïE LA RÉPUBLIQUE. i9
constitutionnel de Caen, Ccrutti, l'élogiaque de Mirabeau, Pastoret et La- mourette. Condorcet avait perdu toute popularité en siégeant au Cercle So- cial; quant à Brissot, il jouissait d'une fort mauvaise réputation. Bi\ssoiter, chez le peuple , voulait dire fripaitntr. « Tu m'as hrissoité ma toupie , » criaient les enfants des rues. Tel était le j)roverbe ; et facius sum pr iverbium; disait Camille Desmoulins en parlant de Brissot.
Les constiiuanis , dont aucun n'avait nu être réélu d'après leur propre décret, se montrèrent plei.ts de fierté vis-à-vis des lé(j\{bres; ils croyaient n'avoir rien laissé d'inachevé après eux.
Canius, archiviste de rassemblée nationale, vint donner lecture de la constitution , évangile politi(iue sur lequel on prêta le serment de vivre libre ou de mourir ; on décida qu'on n'appellerait Louis XVI ni sire ni sa majesté, mais seulement roi des Français, lorsqu'il se rendrait pour la première fois aux séances; qu'il n'aurait qu'un fauteuil semblable à celui du président; et qu'on s'assiérait devant lui. En même temps on décréta que les bustes de J.-J. Rousseau et de 3Iirabeau seraient placés dans la salle; ajoutez à toutes ces mesures démocratiques la suppression des tribunes pr'ui/éijiées et du titre iumorahle membre, et vous comprendrez dès l'abord la marche que la nouvelle assemblée voulait suivre , bien qu'elles ne lussent pas toutes mises à exécution.
Déjà un parti formidable , surtout par les talents, s'élevait dans son sein sous le nom de Girondins, soutenant les républicains du dehors, ayant à sa tête A'^ergniaud, Condorcet, Guadet, Gensonné> Ducos, Fonfrède, dépu- tés du département de la Gironde, et qui creusait avec légèreté un ab!me qui devait plus tard l'engloutir. D'après la progression des opinions, le côté gauche de l'assemblée constituante se trouvait être le côté droit de l'assem- blée législative. Les extrêmes, représentés par Chabot, ex-capucin défroqué, par Merlin de Thionville , le fameux dénonciateur, et par Bazire, commen- çaient à recevoir le nom collectif de la MonUKjnc, parce qu'ils étaient placés sur les gradins les plus élevés de la salle. Le centre était le marais.
Un journal monarchique avait , par l'ordre du roi, cessé d'exister : les Ac- tes des apôtres ne paraissaient plus. A deux liardsl d deux dards ! mon jour- nal, leur succéda immédiatement. Cette feuille était plus sérieuse, elle fit moins d'effet que les Actes des apôtres.
Le roi, par une proclamation, invita prudemment les émigrés à revenir en France. Leur nombre s'élevait à plus de deux cent mille. Malgré les
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(lires des patriotes qui traitaient rémigration d'évacuation salutaire et de transphaiion naturelle de la terre de la liberté, il fallait bien la regarder comme un mal véritable qui demandait un prompt remède. La noblesse avait déserté ses châteaux; des quenouilles étaient envoyées à ceux qui restaient ; plusieurs reçurent une circulaire ainsi conçue : « Monsieur,
(c II vous est enjoint, de la part de Monsieur, régent du royaume, de vous rendre à... pour le 30 de ce mois. Si vous n'avez pas les fonds néces- sairss pour entreprendre ce voyage, vous vous présenterez chez M..., qui vous délivrera cent livres. Je dois vous prévenir que, si vous n'êtes pas rendu à l'endroit indiqué à l'époque susdite, vous serez déchu de tous les privilèges que la noblesse française va conquérir^. »
Lesémigrés donc, répondirent que Louis navait pas accepté de bonne foi la constitution. Une loi contre eux, portée par l'assemblée, et qui n'épargnait niJVIonsieur ni le comte d'Artois, fut la cause d'une rupture définitive entre les députés et le roi qui apposait son veto , dont il ne fut pas tenu compte.
Pourtant, dans la première quinzaine de novembre, quelques émigrés reprirent le chemin de Paris. A en croire certains hommes d'esprit, ils se trouvaient dans un piteux état, l'oreille basse, les vêlements déchirés, à peu près comme les pourtraictaii une caricature. Cependant, il faut porter notre attention sur deux actes du comte de Provence, en réponse aux dé- crets de l'assemblée législative. En premier lieu , il avait imprimé une pro- clamation en regard de la notification qui lui avait été faite.
DEUX PROCLAMATIONS :
Louis- Joseph-Stanislas Xavier , prince Gens de l'assemblée française , se di-
Français : sant nationale :
L'assemblée nationale vous requiert, en La saine raison vous requiert, en vertu
vertu delà constitution française, titre III, du titre I^»", chapitre 1", section Ir^ , art.
cliapilre II, section 111, article :~', de ren- 1"", des lois imprescriptibles du sens
trer dans le royaume dans leclélai de deux commun, de rentrer en vous-mêmes,
mois, à compter de ce jour; faute de dans le délai de deux mois, à compter de
quoi, et après l'expiration dudit délai, ce jour, faute de quoi, et après l'expira-
Uiie des vieilles et excellentes connaissances de l'auteur , avait encore, il y a quel- ques années, une circulaire semblable parmi ses papiers de famille.
HISTOIRE -MUSiÉE DE LA RÉPIBLIQIE. 21
VOUS perdrez votre choit éventuel à la tion diidit délai, vous serez, censés avoir régence. abdiriué votre droit à la qualité d'êtres
raisonnables , et ne serez phis considérés que comme des fous enragés dignes des Petites-Maisons.
En second lieu , le placard suivant avait été affiché dans Paris : « De par les princes du sang royal de France, de présent a
COBLENTZ et A WORMS,
« On fait savoir que les princes, indignés de l'audace criminelle des gens siégeant au manège de Paris, appellent à Dieu , au l'oi et à leurs épées, du décret rendu contre eux , le 8 du présent mois, bien certains que les bons citoyens de cette ville, ne sont pas complices de cet attentat. »
Après la loi sur les émigrés, vint un décret contre les prêtres réfractai- res, qui les déclara suftpects. C'est la première fois que ce mot est prononcé avec la signification que Ton y a attachée plus tard. Cette rigueur était motivée par la guerre étrangère qui s'organisait. L'assemblée, ayant fait savoir au roi qu'il devait sonder les projets, et obtenir des explications des princes allemands à cet égard , Louis, le 1(' décembre, lui annonça qu'il s'é- tait rendu à ses vœux. Les armements furent aussitôt poussés avec activité en France. Rochambeau se mit à la tête de l'armée de Flandre ou du nord Lafayette commanda l'armée du centre, à 3Ietz , et Luckner, celle des fron- tières d'Alsace.
Ainsi finit, avec des préparatifs de guerre, avec l'accroissement des haines de partis, avec de nouvelles émissions d'assignats, l'année 1791 , dont les premiers jours avaient paru si sombres au monarque. In viiUiard six cent nùUions de papier-monnaie étaient répandus dans le public.
Le 28 décembre, la rei e fut fort applaudie à l'Opéra. Dernier triomphe, gâté trois jours après par un décret de l'assemblée législative, qui abolit la cérémonie du premier de l'an, et les hommages présentés d'ordin ire au roi ce jour-là.
Du reste, les cadeaux du jour de l'an n'en avaient pas moins leur cours dans le public. On se donna beaucoup d'alliances naiïona'es et civiques. L'alliance civique était un anneau d'or large de trois à quatre lignes, et
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qui coûtait 48 livres. Voici quelles étaient, selon l'annonce du fabricant, les devises les plus usitées:
1° J'espère jusqu'à la mort.
2° La liberté ou la mort.
S^ L'union fait la force.
4° Dieu, la nation et la loi.
5" La nation, la loi et le roi.
6** L'amitié nous unit. 7" L'a>nour et l'amitié. 8" Unis , ça ira. 9" Liberté, fraternité, égalité. 10" Vivre libre ou mourir.
L'assemblée, dans ses actes d'autorité, alla plus loin : elle fît fermer les Feuillants et les Capucins, clubs fréquentés par les constitutionnels. La